Insaisissable. C’est sans doute l’un des premiers adjectifs qui vient à l’esprit au moment de se pencher sur le corpus de Pierre Lapointe, artiste canadien à la tête d’une discographie aussi pléthorique qu’éclectique. Une discographie uniquement guidée par les appétences de son auteur – et Dieu sait qu’elles sont plurielles depuis son entrée fracassante sur le devant la scène, en 2004. Vingt ans plus tard, l’homme a prouvé maintes fois qu’il est doté d’une curiosité insatiable – curiosité qui le guide au gré de ses envies dans le monde des arts majeurs et mineurs, des salles obscures aux musées. Et qu’il est prêt à (presque) tout “pour déjouer l’ennui” – jusqu’à repousser aux calendes grecques un album presque terminé influencé par l’échantillonnage cher aux Beastie Boys et à Beck. Aujourd’hui, avec la sortie du très joliment nommé Dix Chansons Démodées Pour Ceux Qui Ont Le Cœur Abîmé, il relève un défi que lui seul s’est imposé : renouer avec la tradition de la grande chanson française, celle qui a rythmé les années 1960 et 1970, celle qui semble ces derniers temps comme laissée pour compte. Cette idée n’est pas arrivée d’un coup. Sa genèse remonte à une période que beaucoup préfèrent oublier, celle de la pandémie qui a paralysé le monde en 2020. Alors, Pierre Lapointe s’amuse à tuer le temps et l’ennui avec ce qu’il sait faire de mieux, écrire des chansons pour un projet imaginaire, destinant ces compositions à des interprètes féminines – certaines l’ont su, d’autres ne le sauront peut-être jamais… Ce sont certains de ces morceaux et cette volonté de redonner des couleurs à la variété d’ici – celle d’une époque où la télévision était pourtant encore en noir et blanc – qui ont ainsi conduit l’artiste québécois à se jeter corps et âme dans cet album. Ce sont aussi des disques, des disques qui comptent depuis longtemps pour lui. Des disques comme celui de l’immense chanteuse canadienne Ginette Reno, intitulé Je Ne Suis Qu’une Chanson (1979), et en particulier son morceau éponyme. Des disques comme ceux qui constituent l’œuvre plurielle du génial Michel Legrand, sans qui certains films du XXe siècle n’auraient sans doute pas eu le même impact. Des disques qui ont nourri l’imaginaire de Pierre Lapointe à l’heure de concrétiser ce nouvel album, marqué par deux de ses thèmes de prédilection – deux thèmes pour le coup indémodables : les amours et la mort.
En dix compositions et sans doute le double de clins d’œil – dans le désordre, au Five Years de David Bowie mais aussi à la regrettée Lhasa de Sela, au label Saravah, à Brel, à Ferré ou à Aznavour (celui de Désormais plus que tout autre peut-être) –, l’homme chante sur fond de pluies de cordes, de piano intimiste et d’arrangements majestueux les bleus à l’âme et le rouge aux joues, le bonheur en berne et les questions sans réponse. Il chante comme on susurre à l’oreille ces secrets qu’on crève de partager, puise dans des expériences personnelles pour mieux toucher à l’universel, recolle les morceaux des cœurs brisés et parle à la mort comme Ingmar Bergman l’a filmée – le temps de Madame, Bonsoir, tourneboulant dialogue entre un homme et la grande faucheuse. Entre thérapie musicale et exercice de style, Pierre Lapointe raconte mieux que personne les craintes, les regrets, les espoirs, le rejet, les rêves inassouvis, le temps qui passe et les vies qui s’effacent. Avec Toutes les Idoles, l’homme évoque les illusions perdues, égrène souvenirs et remords qui jalonnent une existence alors que sur Les Pigeons d’Argile, il raconte sa mère avec une émotion non feinte et des mots qui bouleversent, sa jeunesse, ses doutes, ses incompréhensions, sa maladie, ce moment si particulier de la vie où les rôles s’inversent – “Quoi dire à sa mère qui pleure / Qui ne cache même plus sa peur / Quand le futur dessine des souvenirs flous qui déclinent…”. Entre autobiographie et autofiction, il jongle avec une aisance étourdissante. Sur fond d’une légèreté mélodique devenue l’apanage du regretté Burt Bacharach, il détaille Le Secret d’un homme qui garde pour lui un amour jugé comme impossible, quitte à se condamner lui-même à la solitude – “Je suis un rêveur né et pour moi la finalité / N’est pas de voir chacun des rêves se réaliser / Mais seul chez moi, parfois j’en viens, oui, à demander / Si je ne serai pas mieux le jour où je serai aimé”, confesse le personnage entre deux envolées bossa nova avant de reconnaitre : “Mon cœur veut crier le nom de celui que j’aime / Mais je ne lui en donne pas le droit”.
Sous un titre d’album qui dit tout sans rien dévoiler, tiré à quatre épingles dans un costume du designer flamand Walter Van Beirendonck et armé d’un bouquet de fleurs, il n’est sans doute pas “le dernier des célèbres playboys internationaux” mais bien le dernier des vrais romantiques – et ce jusqu’au bout des ongles. D’autant que sur ce disque, il a trouvé de ces mots qui peuvent changer des vies – extrait choisi : “T'as pas choisi ta mère, t'as pas choisi ton père / T'as même pas pu choisir la gueule qu'on t'a donnée” sur Arrête De Sourire, chanson qui déclare comme nulle autre sa flamme à la mélancolie, à ce “bonheur d’être triste”. Fort d’une liberté qui lui sert de boussole, Pierre Lapointe s’est plu à se placer en marge de ce qui se fait aujourd’hui pour mieux imaginer une œuvre qui marie atmosphères surannées et thèmes contemporains, une œuvre profondément actuelle à la dimension pourtant atemporelle. Il s’est plu à raconter avec poésie les choses de la vie : de la sienne, de la nôtre et oui, de la vôtre aussi.